jeudi 29 mai 2008

Les « Poèmes bleus » de George Perros (une autre histoire de bleu)

Photo Yannick Vigouroux,
« Hermanville-sur-Mer, Normandie, 1999 »,
de la série « Littoralités » (Box 6x9)


« La mer ne rend pas intelligent mais elle empêche la bêtise. »

(George Perros, Poèmes bleus, 1985)


Et j'ajouterais que le bleu, ma couleur préférée, et celle de mes yeux qui me permettent de voir le monde, est aussi la plus rassurante et intelligente, ou la « moins bête ». Constat totalement subjectif dont j'assume complètement... la subjectivité, tout à fit contestable critiquable.


Photo Yannick Vigouroux,
« Self-portrait, 2008 »
(Sténopé numérique /Digital Pinhole)


J'aime le bleu des cyanotypes de Remi Guerrin, oui ; Une Histoire de Bleu de Michel Maulpoix (1992) aussi ; le « bleu Klein » ; le bleu des vitraux médiévaux ; celui de certaines toiles de van Gogh ou Soutine, de Matisse ; le bleu des azuleros portugais.. ; Bleu comme l'enfer de Philippe Djian (1982) ; « Les mots bleus » du chanteur Christophe ; le film Blue Velvet et l'album Blue Bob de David Lynch, ; le titre du dernier album de Alain Bashung Bleu Pétrole etc. Et le Blues bien sûr, je sais qu'il y a les bleus du corps et les bleus à l'âme, mais je ne me lasse jamais du bleu du ciel et du bleu de la mer...


J'aimerais
cyanotyper l'univers entier...


Je conseille vivement, outre les deux recueils de poèmes évoqués, la lecture de l'ouvrage de Michel Pastoureau, Bleu, histoire d'une couleur ( éd. Du Seuil, 2000).

lundi 19 mai 2008

« Cadavre de chien » par Laurent Chardon (Holga)

Photo Laurent Chardon,
« Sans titre, 2002 »
(Holga)



« Cher Yannick,

Comme tu le sais, je partage ta fascination pour ces chiens errants ou semi-domestiques (CF. http://fotopovera.blogspot.com/2008/05/mmories-of-dog.html)..


Une race de chiens, tous un peu semblables, que l'on retrouve tout autour du Monde et qui nous accompagnent lors de nos voyages.


Leur vie est bien différente d'un pays à l'autre. Cette sieste napolitaine me fait penser à des scènes que j'ai vu à Oulan-Bator, en Mongolie. Il n'est pas rare d'y croiser des cadavres de chiens allongés dans la même position. La population les chasse, le froid les congèle et les oiseaux, une sorte de corbeau, en font un festin. Triste sort...


Une vie de chien certainement plus agréable en Italie.
(Désolé pour cette note un peu morbide).

À bientôt ,

Laurent Chardon (13 mai 2008) »



« Salut Laurent !


Certes, comme tu l'écris, c'est un peu morbide, mais justement ton image illustre bien cette « fragilité de l'idéal » (CF. mon texte sur le cadavre de mésange bleu photographié dans un caniveau : http://yvigouroux.blogspot.com/2008_04_01_archive.html) qu'incarnent les animaux domestiques, ici décapitée, réduite à néant...


Yannick (13 mai 2008) »

mardi 13 mai 2008

« Mémories of a Dog »

Photo Yannick Vigouroux,
« Napoli, 2003 » (Holga)



« Clebs », « clébard », « cabot » etc. voilà des termes argotiques qui me plaisent beaucoup, dont la sonorité ne me lasse jamais (au même titre que « matou », et surtout « greffier » pour les chats, qu'utilise toujours ma voisine qui pourrait être ma grand-mère, Godelieve qui, elle, préfère, pour les deux catégories, parler de « bestiole à poils sur quatre pattes »... J'aime beaucoup cette appellation aussi désacralisante qu'affectueuse !).

Qu'ils soient spectraux et numériques comme ceux de Bruno Debon, tout aussi spectraux mais « réels » et argentiques comme ceux de Laurent Chardon, j'ai évoqué à plusieurs reprises ma fascination pour les chiens errants ou semi-domestiques...

Leur présence est récurrente, aussi, dans les photos de Pierryl Peytavi...



Photo Pierryl Peytavi,
« Le Chien qui pisse »



J'ai si peur depuis l'enfance des grands chiens, et surtout de ceux qui, efflanqués, attachés à une lourde chaîne (trop courte pour que le molosse puisse vous mordre, mais suffisamment longue pour dissuader le promeneur de toute intrusion...) , montent la garde à l'entre des fermes, j'éprouve une profonde tendresse pour les petits chiens que j'ai photographié si souvent à l'aide de mon Holga, de mon Diana ou de ma box 6 x 9, lors de mes voyages en Méditerranée. Ceux que je nomme mes « chiens de rencontre », tel ce petit chien à Majorque qui semble me guider, m'indiquer diligemment la voie de la mer que je souhaitais ce matin-là photographier...




Photo Yannick Vigouroux,
« Palma de Mallorca, 2002 »,
de la série « Littoralités »

(Box 6 x 9)



Dans Mémories of a Dog (Nazraeli Press / ViceVersa Vertrieb, 2004), dans lequel figure sa photo la plus connue (« Chien errant, Aomari, Japon, 1971) – et bien sûr, nombre d'autres photos remarquables de chiens –, Daido Moriyama revendique le point de vue d'un animal, en l'occurrence un animal appartenant à la race canine.

L'enjeu est de photographier de manière plus instinctive, moins intellectualisée : la pratique de ce Japonais, dont les photographies présentent un grain prononcé, au cadrage biaisé et heurté souvent (parfois Moriyama photographie en courant, sans viser...) n'est pas sans rappeler celle de Robert Frank, autre influence majeure, on le sais, de nombre d'adeptes de la Foto Povera...

Le « Chien errant » de Moriyama m'a d'ailleurs inspiré l'an dernier un début de nouvelle :


« Sur cette route de départementale isolée des Vosges, je freinais brusquement, pilais net. Plantée au beau milieu de la route, à une trentaine de centimètres seulement de mon pare-choc, l'animal aux poils laineux, qui ressemblait plus à un loup qu'à un chien domestique, tourna la tête vers moi et me fixa. Je ne perçu d'abord qu'un seul oeil vitreux, ouvert et hostile, chez cette créature âgée. En fait, comme je le découvrirai plus tard, il était borgne... » [à suivre ?...]


Il y a quelques mois, j'ai lu ces lignes :


« Un gros chien se tenait devant l'entrée, une grande bête noire, menaçante, qui grognait. Elle distinguait l'éclat de ses dents et de ses yeux. Il fallait qu'elle s'introduisse très vite à l'intérieur, elle le savait. [...] Le chien était contre un mur et la regardait, mais elle voyait maintenant qu'il ne lui ferait pas de mal. Sa queue balayait la poussière, et il était si maigre qu'elle distinguait ses côtes sous la fourrure noire, sale et râpée. Ses yeux fous brillaient. Il voulait qu'elle soit bonne envers lui. »

(Doris Lessing, « Debbie et Julie » in Nouvelles de Londres, 1992)


Mais aussi :


« Dans l'atmosphère de drame, ce chien a quelque chose d'inquiétant. Peut-être sa couleur d'un jaune sale ? Il est haut sur pattes, très maigre, et sa grosse tête rappelle à la fois le mâtin et le digue d'Ulm . »

(Simenon, Le Chien jaune)


Rien à voir cela dit avec ceux que j'ai photographié, en Italie par exemple, qui aiment se blottir dans des recoins ombragés ; inoffensifs, ils s'abandonnent à ce rassurant lâcher-prise si spécifiquement canin, ou félin...



mercredi 7 mai 2008

Les Polaroïds d'Emmily Shaw

Photo Emmily Shaw,
« Beach, 2 mai 2008 » (Polaroïd)




Emmily Shaw pratique principalement le Polaroïd amateur, on le sait, hélas, menacé de disparition. Elle aime dire qu'elle « fait de la photo pour s'amuser » ou si « elle voit quelque chose d'intéressant. » C'est donc avec une grande spontanéité et sans aucune prétention qu'elle aborde ses sujets. Ses récentes photographies de bords de mer sont particulièrement réussies.


La simplicité de ce rectangle blanc m'a frappé. J'aime cette économie radicale de moyens, cette façon d'utiliser la surexposition sans chercher l'effet spectaculaire (et donc facile...).


L'écume de l'océan a un aspect neigeux voire cotonneux qui évoque pour moi un espace originaire ou post-apocalyptique, comme si je contemplais la premier paysage vu par l'homme, ou au contraire le dernier...


Résultat d'une double exposition, ce monochrome ressemble à un palimpseste tremblé d'espace et de temps.


http://www.flickr.com/photos/23216626@N05/

vendredi 2 mai 2008

« Albergo Prati, Napoli, La Sieste » (Anne-Marie Grapton)

Photo Anne-Marie Grapton,
« Albergo Prati, Napoli, La Sieste, sept. 2008 »
(appareil numérique Kyocera)





La scène figée, légèrement floue, ressemble à une capture d'écran, au plan figé mais tremblé d'un film, ce que suggère - rappel cathodique - dans l'angle inférieur gauche, image dans l'image, l'écran de télévision allumé. Le miroir à droite fait contrempoint à celui-ci, autre écran ou fenêtre qui reflète partiellement l'intérieur d'une chambre d'hôtel. On devine seulement une lampe de chevet allumée, l'angle d'un lit.

Une douce lumière méditerranéenne et automnale baigne la chambre. Une lumière d'après-midi à Naples.


L'ambiance est rassurante ; c'est comme le titre l'indique, l''heure de la sieste.


Si l'image est légèrement floue, c'est par manque de lumière, mais aussi parce que la résolution de l'appareil numérique Kyocera utilisé est faible. Du manque, déficit, de qualité technique, nait un étrange effet de réalité, l'impression d'un doux flottement du regard, entre l'éveil et le sommeil.

mercredi 23 avril 2008

Entretien avec Bernard Plossu (Paris, 1999)



Photo Bernard Plossu, « Saint-Nizier, Dauphiné, 1971 » (Agfamatic),
extraite du livre Nuage Soleil, éd. Marval, 1994, p. 22




J'ai rencontré Bernard Plossu en 1999, après avoir échangé des courriers, et plusieurs discussions téléphoniques. C'est dans un café parisien que j'ai réalisé cet entretien. Sous la direction de Philippe Dagen, je rédigeais alors un mémoire de DEA d' Histoire de l'art (Université Paris-1, Panthéon-Sorbonne) sur les « Pratiques archaïsantes dans la photographie contemporaine ». J'ai en effet préféré par la suite l'expression « archaïsant » à « primitiviste »...



« Yannick Vigouroux : Peux-tu parler de ta pratique photographique, et expliquer pourquoi tu as souvent recours à des appareils amateurs ? S'agit-il d'une pratique "primitiviste" ?


Bernard Plossu : Ce qui m'intéresse en photographie, c'est d'être le plus direct et le plus juste possible, dans les situations les plus banales. J'essaie de faire des images simples (du moins en apparence, car en réalité une telle image n'est jamais simple mais au contraire très sophistiquée !). J'aime utiliser mon vieux Nikkormat équipé d'un objectif 50 mm car je peux photographier comme si j'avais en mains un Instamatic. Il n'y a rien à faire ou presque, sinon le minimum : dans la journée, je règle la vitesse au 1/1000 s, et le soir au 1/30 s.


YV : C'est un appareil télémétrique ?


BP : Non, réflex. C'est un boîtier Nikon qui date d'il y a une vingtaine ou une trentaine d'années, qui est en acier, donc très costaud. Il y a longtemps que mes boîtiers n'ont plus de cellule pour mesurer la lumière. En fait, cette cellule est dans ma tête. Ainsi, je suis toujours prêt à agir très vite, comme je le ferais avec un Instamatic. Ce qui me plaisait au départ dans l'Instamatic, c'est que l'appareil est plus rapide que la pensée. Je n'ai pas le temps de réfléchir et peux déclencher tout de suite. Pour cette raison, les appareils bon marché m'intéressent tous : le Prestinox panoramique à 90 Francs, l'Agfamatic "nuage/soleil", l'Instamatic Kodak... Ce qui compte, c'est le résultat. Que j'utilise un petit Instamatic ou mon Nikkormat, ce que je recherche c'est la spontanéité. Je peux photographier vite. Mais cette rapidité très "française", qui renvoie à l'"instant décisif" de Henri Cartier-Bresson, je l'utilise au contraire pour enregistrer des instants "non décisifs". Si ce sont des instants photographiés très nerveusement, il ne s'agit pas de fixer précisément le saut d'un homme sur une flaque d'eau, mais par exemple un morceau de lumière sur un mur avec une fenêtre, ou du vide...


J'aime bien l'expression que tu utilises dans la lettre que tu m'as envoyé, "mise en boîte du réel", qui m'incite à présent à faire une "mise en boîte", une moquerie sur cette croyance si répandue que l'on fait de bonnes photos parce qu'on a un bon appareil. Je n'y crois pas du tout. Quand je vois un individu équipé de gros téléobjectifs, je suis sûr que c'est un amateur. Alors qu'il est possible de faire de bonnes photos avec un appareil à 50 Francs, ce qui montre bien que c'est le contenu de l'image qui est important, pas l'appareil...



Photos Bernard Plossu,
« En sortant de Berkeley, Californie, 1980 »
(Agfamatic),
extraites du livre Nuage Soleil, éd. Marval, 1994, p. 36-37



Cela dit, ce n'est pas parce que les photos sont un peu floues, imparfaites, qu'elles sont "primitives". Je crois qu'elles sont sophistiquées, même si elles déroutent les gens qui ne sont pas habitués à la photo. Pourquoi la photographie grand public, bien nette, faite avec des téléobjectifs, a t-elle autant de succès ? C'est parce que cela permet aux gens de régler la netteté de leur vie, dans les photos de fleurs, d'enfants et de paysages, ce que l'on appelle habituellement de "belles photos". Le bonheur en réglant ce bel appareil si cher, c'est de régler tout, la vie entière. C'est autre chose qui nous intéresse, toi et moi. Il ne s'agit pas d'une "anti-netteté", je crois que c'est plutôt une appréhension plus "ludique", pour employer un terme à la mode que je n'aime guère. C'est une "mise en boîte" de la photographie en général que de faire des images avec de tels appareils...


YV : Si un photographe "professionnel" utilise un appareil-jouet ou amateur, c'est donc aussi pour se prendre moins au sérieux ?


BP : Oui. Mais il faut faire attention à la "bonne photo ratée-réussie" : certains font des bons Polaroïds, en noir et blanc, de grand format ; ils font en sorte que tous les bords soient flous, comme s'il y avait des cheveux, pour que cela ressemble aux images de Robert Frank. Leurs photos deviennent "bonnes", mais si l'on pose un cadre blanc pour enlever tout cela, il n'y a plus rien. Cela me fait penser aux trop belles Marie-Louise, il faut se méfier des trop gros effets esthétiques.


YV : Utiliser ce type d'appareil, n'est-ce pas laisser entrer plus de hasard dans le cadre ?


BP : Ce n'est pas du hasard. Je vise ; je ne fais pas une photo en levant le bras en l'air et en me disant : je vais faire une photo artistique ! J'aime bien, pour plaisanter, dire que les photographes rencontrent le hasard qu'ils cherchent. Il nous arrive des choses qui n'arrivent qu'aux gens qui regardent. Certes, quelquefois, il y a des hasards extraordinaires, mais ce n'est pas si simple. Je crois qu'il ne peut jamais s'agir seulement de hasard...


YV : L'emprise sur le réel est-elle moins forte avec ces appareils, même si le photographe cherche un rapport plus direct avec celui-ci ? C'est en tout cas ce que je ressens face à tes images...


BP : Tu crois ? Je ne sais pas. C'est tellement rapide, cet instant de la prise de vue, que ce soit avec un Nikkormat au 1/1OOO s ou un Instamatic! Évidemment, c'est différent avec un paysage. Quand j'ai un panoramique dans les mains, à Saint Guilhem le désert, je m'arrête et je cadre. C'est de la photo "bien vue".


YV : Je trouve que les flous, les imperfections et le grain donnent à tes images une dimension onirique, qui renforce paradoxalement l'"effet de réalité"...


BP : Il y a du grain parce que les films en donnent. Il y a aussi du gris parce qu'il n'est possible désormais d'utiliser que des films couleur pour les Instamatics, qui seront tirés en noir et blanc. Il y a des zones de lumière lorsque j'utilise un appareil de première communion à 5O Francs, acheté dans le Tabac de la rue du village andalou où nous habitions. Je met un film 24 x 36 cm et la lumière rentre parce qu'il n'est pas parfaitement hermétique... Il faut savoir jouer de tout cela de manière à obtenir des photos intéressantes, mais il faut en jouer sans que cela ne devienne un "truc". La raison pour laquelle j'utilise un 50 mm en photographie est bien résumée par cette phrase de Gauguin : "Les effets ça fait bien, ça fait de l'effet." Je me méfie beaucoup des effets. Il est très rare qu'il y ait des fioritures dans mes photos. Avec mes Instamatics, je pourrais laisser des détails autour de l'image. Peu de photos sont dans ce cas, bien qu'il y en ait quelques unes dans le livre Les années d'Ameria (Los anos almerienses), faites avec des appareils-jouets. Par exemple, sur une page, deux vues sont juxtaposées : la première, la 23, ratée, est toute blanche, la 24 montre un palmier. Je trouve que la première image conduit joliment le regard vers la seconde. Dans les triptyques, il y a aussi parfois des numéros pour montrer la progression des vues, mais je ne les laisse pas toujours... Dans la photo montrant Manuela qui suce son pousse, j'ai laissé le numéro "1" et "Agfa" car justement j'ai utilisé un Agfamatic.


YV : En fait, ce qui est pour moi un grand bonheur, c'est la réflexion sur le format des images. Ainsi, dans le livre, les panoramiques de paysages imprimés en tout petit sur la page donnent envie de rentrer dedans, comme c'est souvent le cas avec les miniatures...

On a aussi l'impression d'être très près du format du négatif...


BP : Oui, c'est le contraire du grandiloquent.


YV : Cette question du format est importante. Chez des photographes comme Éric Dessert ou Rémi Guerrin par exemple, qui utilisent beaucoup le 4x5 inches, le fait que le format du tirage soit identique ou presque identique à celui du négatif relie beaucoup plus fortement celui-ci au moment et à l'acte de la prise de vue.


BP : En effet, cela relie plus le tirage à la prise de vue. Mais chez moi, ce n'est pas systématique. La taille du tirage est variable au sein d'une même série, pour des négatifs identiques. Je la détermine à la lecture de la planche contact, au moment de la sélection. Certains de mes tirages sont très petits, d'autres très grands... On a essayé, par exemple, de tirer la photo de la couverture de Nuage / Soleil en très grand, 1 x 1 cm, pour les expositions au Centre de Photographie de Lectoure et à Madrid, et le résultat était magnifique. En revanche, d'autres images reproduites dans le livre ont été exposées dans un très petit format. Souvent, dans une même série, j'imagine une image tirée dans un très grand format, et une autre dans un très petit format... Ce n'est pas un parti pris que je conseille, il s'agit seulement d'un choix très personnel auquel l'auteur doit réfléchir.


YV : A présent, j'aimerais que tu m'expliques pourquoi tu préfères parler dans ton courrier de "primitivismes" plutôt que de "primitivisme" ?


BP : Il me semble qu'il ne s'agit pas d'un courant homogène, mais qu'au contraire, ce terme recouvre une grande diversité de pratiques et de préoccupations, différentes sinon parfois carrément opposées. Le point commun de toutes ces pratiques serait toutefois l'utilisation de boîtiers "primitifs", à la fois anciens et rudimentaires, ou des boîtiers bon marché d'aujourd'hui...


YV : Je crois que dans tous les cas, la clef du plaisir que procure un tel boîtier, c'est de pouvoir faire des images tel que l'on a besoin d'en faire. Il est évident que les gens qui font des sténopés, de l'Instamatic ou du Diana, éprouvent un grand bonheur dans le jeu qui consiste à utiliser ces appareils. Je pense surtout aux photographes de l'école américaine influencés par les travaux de Nancy Rexroth au début des années 1970. Ils s'amusent en créant énormément. C'est presque une école du bonheur... D'ailleurs, Daniel Price a trouvé tellement de belles images faites au Diana qu'il a créé une revue imprimée sur papier recyclé, intitulée Shots, dans laquelle il a publié énormément de photos faites ainsi par de jeunes américains. Il a ainsi redonné un second souffle à l'école des suiveurs de Nancy Rexroth...


BP : Le seul problème, avec ce type de pratique, c'est que l'on a l'impression que tout le monde, un Diana en mains, fait de bonnes photos. Il est assez facile de faire ainsi de fausses "bonnes photos ratées" et il est important de distinguer ceux qui les font vraiment, sincèrement, et ceux qui les font seulement pour plaire, pour être dans un "créneau". Enfin, ce n'est pas si grave que cela devienne une mode! Pourquoi pas, si cela fait plaisir à tout le monde ? Après tout, il n' y a aucun mal à s'amuser...


YV : Tes images faites avec ces appareils bon marché sont-elles différentes de celles faites avec des appareils plus conventionnels, ou y a t-il une continuité ?


BP : C'est une continuité. D'ailleurs, je disais tout à l'heure que je photographie avec mon Nikkormat comme si je photographiais avec un Instamatic. L'avantage du Nikkormat, c'est le rectangle 24 x 36 cm. Même si j'utilise aussi le format carré et le panoramique, cela reste mon format préféré. L'autre avantage, c'est que lorsque la lumière décline, je peux continuer à faire des photos, alors que c'est impossible avec des petits appareils bon marché. En fait, je pourrais les utiliser, mais je ne veux pas utiliser de flash. Dans les deux cas, le principe de vision est le même : je cherche ce côté "en prise réelle" avec la vie, très direct.


Pour revenir au Nikkormat utilisé comme un Instamatic, j'aimerais raconter une anecdote. Un jour, j'étais avec Pierre Devin chez Marc Trivier. Assis sur une table, ce dernier avait posé sa boîte à côté de lui. Je l'ai prise et j'ai vu son visage dans le viseur. Comme j'avais mon Nikkormat dans l'autre main, je lui ai dit : "Ne bouge pas Marc ..." et je l'ai photographié dans sa boîte. Ce qui est intéressant, ce n'est pas que ce soit un portrait de Marc Trivier ou une de mes photos, mais qu'on le voit dans son appareil, rephotographié par moi. Je trouve que c'est un joli jeu.


YV : C'est ce que je nommerais "de la mise en boîte à la mise en abîme"...


BP : Oui, c'est cela.. Et c'est la raison pour laquelle la photo a été reproduite à la fin du livre de Denis Roche, Le Boîtier de mélancolie 1.


Cette anecdote me fait aussi penser à des images que j'ai tournées il y a deux ans avec une caméra 8 mm, pendant un voyage en train entre La Ciotat et Lyon2. Au départ j'ai filmé, j'ai fait des photos aussi, et puis à un moment donné je me suis amusé avec les deux appareils. C'est-à-dire que j'ai placé le viseur de la caméra derrière le viseur du Nikkormat, et j'ai ainsi filmé dans le train, en 8 mm, dans le Nikkormat. Le résultat est très joli, très intéressant. Récemment, j'ai retrouvé 8 bobines tournées en 8, de quinze à vingt ans. Je ne les ai toujours pas visionnées. Il y a tout le Voyage mexicain en film... Je ne voulais pas alors être photographe, mais cinéaste... Avec le film tourné entre La Ciotat et Lyon, je crois qu'il y a quelque chose de bien à faire, c'est d'en tirer des photogrammes...3 »


(Bernard Plossu, entretien avec Yannick Vigouroux, Paris, 7 octobre 1999)




1 A propos de cette photographie, Denis Roche écrit : "Mon livre s'achève, j'ai devant moi la dernière photo que j'ai choisi d'y mettre. Je voulais qu'elle dise l'étrange instant où l'image se referme, où l'on se dit, où je me dis, que c'en est fini de l'ouverture et du chemin, des phrases qui tournent comme des bobines de fil, de la montée et la descente infinies des sensations, d'une mélodie heureuse dans une brise hors de portée [...] Je voulais que cette photo soit prise dans la porte qu'on referme, qu'elle soit le rai de lumière qui se fait angle aigu. Je voulais qu'elle soit petite, rétrécie comme un regard à demi fermé, qu'elle biaise avec la vérité, qu'elle la prenne par le travers, qu'elle soit à peine penchée sur elle [...]" Denis Roche, Le Boîtier de mélancolie, la photographie en 100 photographies, Paris, Hazan, 1999, p. 208.

2Le film Sur la voie de Hedi Tahar et Bertrand Priour, produit par les films Houppe, 1997.

3 Le livre a été depuis publié : Bernard Plossu, Alain Reinaudo, Train de lumière, Crisnée, Editions Yellow Now, 2000.

mardi 22 avril 2008

« Un langage ordinaire »

Photo Yannick Vigouroux,
« Paris, 2000 » (Lomo LC-A)


« Et il insistait encore [le professeur de R. Carver, John Gardner, animant des ateliers d'écriture] et encore sur la nécessité d'employer un langage ordinaire (je ne vois pas comment le nommer autrement), la langue la plus courante, celle dans laquelle nous parlons tous jours. »

(Raymond Carver, Les Feux, du recueil éponyme de textes, 1984)


« Celle que nous parlons tous les jours », mais à quelle époque, dans quel contexte socio-professionnel, où et quand ?...

« Je n'ai pas un langage pour les dimanches » avais-je lu lycéen dans une exposition consacrée au poète contemporain Gérard le Gouic. Cette phrase est restée gravée dans ma mémoire.


Photo Yannick Vigouroux,
« Paris, nov. 2002 » (Nikon Af-600)


Voilà ce que j'aime en littérature, que j'ai retrouvé chez des auteurs de ma génération tels que Chuck Palahniuk (http://www.chuckpalahniuk.net/) aux États-Unis, qui a comme Carver suivi des cours d'écriture (qui font trop souvent défaut en France !) ; c'est aussi ce que j'aime en photo dans les images si straight et sans apprêt, « brutes » à leur manière, de Walker Evans, Robert Frank et Bernard Plossu, pour ne citer qu'eux, et bien sûr Saul Leiter que je viens de découvrir, exposé récemment à la Fondation Henri Cartier Bresson (Cf. le catalogue d'exposition et le Photo Poche n° 113, éd. Actes Sud, qui lui consacré et que je consulte presque tous les jours depuis deux mois...).