« Marseille, 2008 »
(Sténopé, tirage au charbon / C-Print)
« La Mer au milieu des terres »
À l’origine de notre civilisation occidentale, comme un berceau, un lieu de nativité étonnante, ce bassin Méditerranéen, cette mer aux brassages multiples, métissée par les peuples, les cultures différentes et les vagabondages de la mémoire.
Dans l’Antiquité, les Égyptiens la nommaient « grand vert », d’autres peuples l’appelaient « la mer blanche » … Son ciel est si bleu pourtant qu’il se confond avec son eau profonde et calme. La mer bleue, l’appelle-t-on ainsi aujourd’hui ?
Quelques passants, des bateaux de pêche amarrés ; plus loin, les immeubles blancs, hauts, larges, percés de fenêtres ressemblent à des navires gigantesques, entourent les rivages, cernent le contour des plages.
Les pieds des néréides laissent sur le sable des traces agiles, les fritures argentées brillent dans les paniers qui reposent sous les croisées d’ogives aux variations brodées.
Méridionales migrations, sur cette terre aux villes lasses parfois, vieillissantes également où se cachent la nuit, dans les ports, aux creux chauds des alignements de conteneurs entassés sur les quais, des clandestins, des fugitifs.
Certaines constructions antiques, aux pierres d’opacités usées habillées de grâce et de lueur ébauchent une singulière présence à l’haleine verdoyante, alguée de posidonie. Quelques colonnades poétiques s’élèvent encore… On se croirait en terre de Luz aux grappes scintillantes : la cité bleue où ce qui est caché sous l’amandier est dépouillé par la lumière.
Photo Yannick Vigouroux,
« Tunisie, 2000 » ,
de la série « Littoralités »
(Box 6x9)
Nuit pleine, humide, d’embruns en lieux clos ou d’histoires suspendues là où les friches et les industries développent leurs marelles égarées, cathédrales marines, citadelles géométriques…
Un film raconte, déroule sa bobine, s’arrête comme un bateau à l’embossage. Des négatifs coupés, griffés ou calligraphiés ; les cales sèches, vides et immenses. Dehors, dedans. Hangars aux silhouettes fugitives. Un écho spontané répond à la mouette, la fille se tourne sans fin et tourne encore, danse sur la lagune… Le regard semble se morceler… Mais en fait ce n’est qu’une confrontation.
Quelques formes pâles virevoltent sur les vagues, fantômes au cœur de la bruine, des bruits sourds, corne de brume, marteaux tapés à intervalle réguliers. Le brouillard tombe. Il faudra se diriger au compas, en pleine mer, au cœur de ce silence enveloppant et total. Puis, lorsque tu arriveras vers la plage, tu percevras les jeux des enfants dans l’eau salée. Nuages longs sur le ciel, effluves transportés par le grain violent levé tout à coup ; la baie chavire au pied du volcan, il porte en lui la morsure du temps…
Par la fenêtre du train, je m’obstinais à regarder, je ne voyais que des lambeaux de mémoires : pierres de lave, sculptures antiques, brisées, bateaux échoués ; et des souvenirs : négatifs sur plaque de verre vendus sur les marchés, cartes postales trop colorées, et ces albums qui racontent le mystère de la mer glissant sans fin sur les digues, déplaçant notre vision.
Un jeu de rôle, un jeu drôle, un jeu de môle enchevêtré d'effigies et de plaques de films ; de caprices visuels ou d'iconographies réduites, de photographies austères ou d’images au caractère malicieux. Se présenter, se représenter : la fiction, le leurre de l’absurdité, les miroirs hydrocéphales. Trouver son identité dans le déplacement… La vitesse, capter les flots iridescents qui s'attisent dans le champ visuel, et toujours le voyage, le départ, le retour…
J’imagine ici la violence fulgurante de Méduse dans sa colère, elle qui se moquait de tous et de toutes ; la force de la mort, l’ombre des peurs… La lutte contre l’enchaînement de nos illusions, la perplexité face au regard qui pétrifie, les narcissiques scléroses. Créer, c’est aussi vouloir dominer le temps qui passe, lutter contre la disparition, graver ce qui doit demeurer. Travail de recherche et d’errance aussi, matière en mutation, interrogation, mémoire, circulaire évolution. Où se situe l’irréalité ? Comment trouver l’épilogue ? Y a-il une aventure ?
Un portrait flotte sur la mer, tangue comme une plume de mouette ; une voile grise se déploie sur le sable où tournoient des corps aux bras levés ; les rochers sont immuables, l’écume légère éclabousse les passants. Invitation à un temps de prolongement, de noctambules divagations sur le rivage ensommeillé.
Un monde obscur issu de la nuit se répercute, écho d’un univers galactique souterrain aux ombres éclatées, presque étrangères aux maisons figées, imprégnées de Lacenaire atmosphère. Un enfant joue aux osselets dans une gare abandonnée. Un jeune mousse s’embarque pour un long périple. Des goélands blancs et gris s’envolent… Une jeune femme affolée court dans la forêt. Des spectres se promènent dans la ville. Pourquoi tant de fantômes s’avancent-ils ainsi sur les flots et ne parlent pas, pourquoi sont-ils sans identité et sans mémoire ?
La mort ne se situe jamais là où on l’attend. Elle joue à cache-cache dans les couloirs du métro, entre les poubelles des rues ou les silos des lieux industriels.
Tous ces fils électriques sans oiseau : un automne sans pluie et sans vent… On entend au loin, les talons d’une femme en manteau blanc qui s’éloigne. Dans la petite maison aux volets encore ouverts, un vieil homme fume sa pipe. Le ciel ressemble à un tapis d’où s’envoleront demain les feuillets arrachés d’un album de famille.
Une perspective envoûtante déplace la vision, fait planer la trace de la personne qui venait de passer là. La voiture est mal garée. Une lueur noire et crispante vient à l’oblique de mon regard…
Tout devient noir, ténébreux comme la lave qui coule, suinte, va lentement, inexorablement vers le rivage. Mais…Voilà le soleil qui entre par la lucarne, l’image s’inverse ; La perspective aérienne se pose au centre du rectangle, va au-delà des apparences.
Loin des faux-semblants, des rêves perdus : certains fragments de vie, si denses, s’accrochent et pulsent sur les murs. Mouvements ininterrompus des souffles lourds qui passent sur le port : mélopée archaïque frétillante dans les yeux des poissons, des exhalaisons fortes et persistantes. La monotonie est bouleversée par les nuances qui changent. Linge battu pendu dans les rues, échelle oubliée rongée par le sel marin, une femme qui regarde, penchée à sa fenêtre, les clochers qui dominent la cité. La tension du port oscille alors que les voitures s’arrêtent au feu rouge…
Fahrenheit 451 in Holidays. Une ville absurde maintenant, ouverte comme un ventre de femme qui ne crie plus, où les tourments de la guerre ont dévasté les cités devenues si grises, si opaques… Le ciel déploie sur elles un voile spectral, linceul livide strié de dentelles déchirées. Serait-il possible que ce lieu n’existe plus jamais ? Cette archéologie contemporaine déclinée en tableaux oniriques ne parle pas de ce qui fut tragique, dégradant ou bestial. Ces triptyques, pages qui se tournent dans un livre inachevé, viennent d’une contrée qui me semble si lointaine, si profondément intérieure... L’Eden a changé de place. L’antique chemin des oliviers et des jasmins parfumés esquisse l’amer et le tremblant. La vie s’ouvre sur un autre songe. Les corps allongés à la lisière de la mort exhalent leur dernier souffle. Maintenant, le ciel va s’écarter, abandonner ses blafardes et sauvages patiences pour écrire sur la pointe des yeux la délivrance des inconnus.
Ce n’est pas jouer, ni mentir que de reproduire les paysages métallurgiques en y configurant les silhouettes du futur, en donnant une vie personnelle à ces personnages qui sortent des films d’anticipation… Comment imaginer demain ? Sera-t’il un autre Solaris ? Nous sommes soumis au temps qui passe, à sa fluctuation, à sa dérive… À la mémoire rongée par le sel de l’oubli, au Sacrifice.
Arpenter le port en déambulant. Carnet de notes, de musique…Variation d’une mélodie visuelle… Laisser sourdre de l’agrandissement photographique cette amplification qui devient surface médiatrice, repère.
« Demain au pays de Gulliver » serait le titre du livre de Lilliput… Perdu au bord d’une mer si tranquille, si vaste, dans une image où l’essentiel ne peut être appréhendé, et qui dépend de notre conscience.
Chaque geste engendre un aspect saisi sur le vif comme une insolence ; dominer l’instant ; modeler la matière puis laisser filer le grain de peau, d’argent, de sable entre ses doigts, ses mains ; la mer résonne de chansons et d’odyssées, mobile - immobile en un mouvement qui s’étend, se détend, s’étire.
Des ombres naufragées, un mur courbe, un infini déployé, une immensité confondue, presque dissoute dans l’horizontalité des flots.
Jeux de miroirs et de silhouettes, ciels bleus, chiens errants, drapeaux flottants, l’équilibre du littoral reste sauvage malgré les édifications contemporaines.
Des escaliers de pierres, des graffitis expressifs, un mât dressé, net et tranchant sur le ciel. Des grues colorées bruyantes aux poulies grinçantes qui déchargent les caisses sur le débarcadère encombré.
Du rouge en filigrane, marée rouge, cerises peintes sur le mur, goutte de sang, façade écarlate, tomates ou fleur qui se fane, un dessin dans la flaque d’eau, empreinte de pied qui saute, enfants aux gestes vastes comme un rêve qui ne s’achèvera jamais.
Dolce Vita, la danse dans la nuit. Ici, les discothèques sont vides, les parkings aléatoires, l’immensité dépeuplée interpelle la mer ; il n’y a personne, juste quelques palmiers… J’attends… Il ne fait pas froid dans ma voiture… Qui viendra ici, sous les éclats des néons qui remplacent la lune disparue ?
Je ne sais plus pourquoi je suis venu… J’aurais aimé entrer dans ce bar, écouter de la musique, mais j’attends toujours… Il n’y a personne encore… C’est trop tôt dans le petit matin. Le pirate noir a disparu en pleine mer et son navire a sombré.
Une Petite-Île, il pourrait y avoir là-bas sur la côte un phare qui s’allume la nuit, un port à la criée des poissons frais, des exclamations dans les rues engorgées de circulation, quelques courées paisibles aux alentours d’une église désertée et la longue digue où se faufilent, ombres éternellement anonymes, quelques sans- abris qui fuient la police, les dénonciations, les altercations.
Plusieurs de ces villes cosmopolitaines furent des escales pour l’Argo. La conquête de la toison d’or hante encore ces lieux historiques. Jeux de visages, de corps. L’activité, le déplacement, le quotidien et quelque chose de divergent, presque impalpable, imperceptible mais si tangible, si présent.
C’est toujours le temps qui se souvient, aujourd’hui comme hier ; marcher doucement, respirer l’air du large espace, oublier, ne pas penser, mais être simplement présent. Devant moi, trois gros cailloux blancs et gris ; j’aimerais y incruster des signes, graffiter ces blocs qui ne bougent pas ; dessiner des petits poissons argentés, et sur toute cette jetée de bois, peindre des mots ou des lettres, rouges, jaunes et bleus, d’or dans le soleil levant.
Être dans la blancheur du jour comme dans un instantané de vie, un Polaroïd de clarté.
Je descendrai doucement l’escalier, en me tenant à la rampe ; il n’y a pas de vent pourtant, un silence marin dans un cimetière oriental.
Des lattes de bois ourlées de sables et d’écumes, les amoureux sont assis, joue contre joue, pour l’éternité d’un « The End », comme sur ces bouts de film où était écrit le mot « fin » en différentes langues. Leurs oreilles devenues des coquillages chantent lentement le rythme des flots pélagiques, la sirène allongée sur le récif peigne interminablement ses cheveux face à la lagune; il n’y a plus personne sur la jetée. La mer se plisse face à eux, les rochers blancs semblent immuables, le lampadaire n’éclaire plus rien, ou peut-être le pays des autres rives, vers l’Asie mineure, là où je ne suis jamais allée.
Les amants demeurent assis sur le banc face à la mer et toute l’histoire semble sans fin…
The end.
(Véronique Guerrin)
Ce texte a été écrit pour accompagner l'exposition sur le thème des ports méditerranéens (le catalogue est en préparation) organisée par Philippe Calandre. Ses photographies y seront exposées ainsi que les miennes celles de Remi Guerrin, de Benoît Géhanne, de Christophe Mauberret, et de Pierryl Peytavi.
Le salon d'automne de la ville de Sanary-sur-Mer aura lieu du 19 septembre au 16 novembre 2008, à l’Espace Saint-Nazaire.
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